11
Le lendemain matin, Tanya a débarqué chez moi. C’était un dimanche, et je me sentais d’excellente humeur avant sa visite. Après tout, Crystal se remettait de sa fausse couche, Quinn semblait avoir un gros faible pour moi et, n’ayant plus entendu parler d’Eric, je pouvais donc espérer qu’il me laisserait tranquille. Je me voulais optimiste. Ma grand-mère disait toujours : «À chaque jour suffit sa peine. » Elle tenait ça de la Bible. C’était même sa citation préférée. Ça signifiait qu’il était inutile de se faire du souci pour le lendemain ou pour des choses auxquelles, de toute façon, on ne pouvait rien changer, m’avait-elle expliqué. Je tentais de mettre ce précepte en pratique le plus souvent possible. Ce n’était pas toujours facile. Surtout certains jours... Cependant, ce dimanche-là n’en faisait pas partie.
Les oiseaux chantaient, les bourdons bourdonnaient... Tout autour de moi respirait la paix, comme s’il s’agissait d’un pollen de quelque plante sacrée dont l’air aurait été chargé. J’étais assise sur la véranda, dans mon peignoir rose, et je sirotais mon café en écoutant Radio Red River : le bonheur ! C’est à ce moment-là que j’ai vu une Dodge Dart poussive remonter mon allée. J’ai immédiatement reconnu la conductrice. Ma bienheureuse quiétude a aussitôt éclaté comme une bulle de savon, immédiatement remplacée par un vilain petit nuage noir. Maintenant qu’on m’avait informée de l’implantation dans la région d’un centre de la Confrérie du Soleil, la présence fureteuse de Tanya ne m’en paraissait que plus suspecte. Ça ne me plaisait pas de la voir chez moi. La courtoisie la plus élémentaire m’interdisait pourtant de la jeter dehors, et je ne pouvais pas l’engager aimablement à ne plus jamais remettre les pieds chez moi, vu qu’elle n’avait rien fait pour provoquer ma colère. Toutefois, quand je me suis levée pour l’accueillir, ce n’était pas le sourire aux lèvres – c’est le moins qu’on puisse dire.
— Salut, Sookie ! m’a-t-elle lancé en sortant de sa voiture.
— Tanya.
Le minimum syndical.
Elle s’est arrêtée à mi-chemin.
— Euh... ça va ?
Je n’ai pas répondu.
— J’aurais dû appeler avant, hein ?
Elle essayait de prendre un air à la fois engageant et contrit : pas très convaincant.
— J’aurais préféré, oui. Je n’aime pas les visites imprévues.
— Désolée. La prochaine fois, j’appellerai, promis.
Et, sur ces bonnes paroles, elle a repris la direction de ma véranda en me demandant gaiement :
— Tu as une tasse de café en rab ?
J’ai alors délibérément enfreint toutes les règles de l’hospitalité.
— Non, pas aujourd’hui.
Et je suis venue me planter en haut des marches pour lui barrer la route.
— Eh bien, dis donc ! a-t-elle soufflé d’une voix incertaine. Tu es vraiment d’une humeur de chien, toi, le matin !
J’ai continué à la regarder fixement, sans broncher.
— Pas étonnant que Bill Compton sorte avec une autre, a-t-elle alors lâché avec un petit rire entendu.
Elle a tout de suite compris qu’elle venait de faire une gaffe.
— Pardon, a-t-elle repris précipitamment. J’ai dû me lever du pied gauche, moi aussi. Quelle garce, cette Shela Pumphrey, hein ?
Trop tard, Tanya.
— Avec elle, on sait à quoi s’en tenir, au moins, ai-je répliqué d’une voix glaciale.
L’avertissement était assez clair, non ?
Et je l’ai congédiée d’un «À tout à l’heure, au bar » expéditif.
— OK. La prochaine fois, j’appellerai, d’accord ? m’a-t-elle lancé avec un grand sourire un peu figé.
— D’accord.
Je l’ai suivie des yeux tandis qu’elle regagnait sa petite voiture. Elle m’a adressé un joyeux signe de la main avant de démarrer et, après tout un tas de manœuvres laborieuses, a réussi à faire demi-tour pour se diriger vers Hummingbird Road.
Mon regard ne l’a pas quittée jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière les arbres, et j’ai attendu que le bruit de son moteur se soit tu pour me rasseoir. Je n’ai pas repris le bouquin que j’avais posé sur la table basse, à côté de ma chaise longue, et j’ai fini mon café sans retrouver le plaisir qui avait accompagné les premières gorgées.
Tanya manigançait quelque chose, j’en étais sûre.
Tout juste si elle n’avait pas une enseigne au néon proclamant « Danger » qui clignotait au-dessus de sa tête. J’aurais bien voulu que l’enseigne en question soit assez aimable pour m’indiquer à qui j’avais affaire, pour qui Tanya travaillait et quel but elle poursuivait. J’imaginais qu’il me faudrait le découvrir toute seule. J’allais saisir la moindre occasion de lire dans ses pensées et, si ça ne marchait pas, je me verrais alors obligée de prendre des mesures plus radicales.
Ne me demandez pas lesquelles : je n’en avais pas la moindre idée.
L’année précédente, j’avais un peu assumé le rôle d’ange gardien des Cess, dans mon petit coin, mine de rien. Je m’étais fait le porte-drapeau de la tolérance entre espèces. J’avais beaucoup appris sur l’autre monde, ce monde qui entourait les humains – lesquels étaient parfaitement inconscients de son existence, d’ailleurs, pour la plupart. C’était amusant, en un sens, de savoir des trucs que les autres ignoraient. Mais ça me compliquait singulièrement l’existence et ça me poussait à emprunter des chemins écartés, des chemins fréquentés par des êtres qui ne demandaient qu’à rester dans l’ombre.
La sonnerie du téléphone m’a tirée de mes mornes pensées.
— Bonjour, bébé ! a dit une voix chaude à l’autre bout du fil.
— Hé ! Quinn ! ai-je répondu en m’efforçant de mesurer mon enthousiasme – il s’agissait de ne pas paraître trop contente non plus.
Non que je sois attachée à ce mec, sentimentalement parlant, mais j’avais assurément besoin d’un truc positif dans ma vie, en ce moment. Et Quinn était quand même un type formidable et... drôlement séduisant, ce qui ne gâchait rien.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Oh ! Je bois un café, allongée sur mon transat, devant la maison.
— J’aimerais bien en boire une tasse avec toi.
Mmm... Simple idée en l’air ou appel du pied ?
— Il en reste plein la cafetière, ai-je répondu.
— Je suis à Dallas, sinon je serais déjà là.
Et zut !
— Quand es-tu parti ?
Ça me paraissait plutôt innocent comme question, non ? Je n’aurais pas voulu passer pour une fouineuse.
— Hier. J’ai reçu un coup de fil de la mère d’un type qui bosse pour nous, de temps à autre. Il nous a lâchés il y a quelques semaines, en laissant en plan une affaire sur laquelle on travaillait à La Nouvelle-Orléans. Je l’aurais tué. Mais je ne me faisais pas de souci pour lui. C’est le genre électron libre qui a toujours plusieurs marmites sur le feu : il passe son temps à courir d’un bout à l’autre du pays pour ses affaires. Mais sa mère m’a dit que personne ne l’avait revu. Elle avait peur qu’il ne lui soit arrivé quelque chose. Je suis donc venu chez lui jeter un œil à ses dossiers pour la rassurer. Mais ça ne me mène nulle part. La piste semble s’être arrêtée à La Nouvelle-Orléans. Je suis dans une impasse. Du coup, je pense rentrer à Shreveport demain. Tu travailles le lundi ?
— Oui, mais je suis de jour. Je devrais avoir fini vers 17 h 30.
— Je peux m’inviter à dîner, alors ? J’apporterai les côtes de bœuf. Tu as un barbecue ?
— Oui. C’est un vieux machin, mais il fonctionne encore.
— Tu as du charbon de bois ?
— Il faudrait que je vérifie.
Je n’avais pas fait de grillades dans le jardin depuis la disparition de ma grand-mère.
— Ne t’inquiète pas, je m’en occupe.
— D’accord. Et moi, je m’occupe du reste.
— Ça marche.
— Vers 18 heures, alors ?
— Va pour 18 heures.
— OK. Alors, à demain.
En fait, j’aurais bien aimé discuter un peu plus longtemps avec lui. Mais je craignais de ne pas savoir quoi lui dire. Je n’avais pas eu beaucoup l’occasion de bavarder avec des garçons avant et je manquais d’expérience en la matière. Ma vie amoureuse n’avait commencé que l’année précédente : j’avais beaucoup de retard à rattraper. Je n’étais pas comme, disons... Lindsay Popken, qui avait été élue Miss Bon Temps l’année où j’avais eu mon bac. Lindsay était capable de rendre les garçons complètement débiles, de les réduire à l’état de parfaits crétins qui bavaient tous devant elle et la suivaient comme des petits chiens. Je l’avais souvent vue faire et, pourtant, je n’avais toujours pas compris comment elle s’y prenait. Je ne l’avais jamais entendue parler de quoi que ce soit de particulier. J’étais même allée faire un petit tour dans ses pensées, par curiosité. Mais je n’y avais rien trouvé de spécial, juste une sorte de bruit de fond permanent. J’en avais conclu que Lindsay n’avait pas réellement de technique : elle faisait ça d’instinct. Le tout, me semblait-il, était de ne jamais aborder de sujet sérieux.
Je suis rentrée voir quels préparatifs j’aurais à faire pour accueillir dignement mon invité du lendemain soir. J’ai établi une liste des achats indispensables. Quelle agréable façon de passer un dimanche après-midi : j’allais faire du shopping ! Je me suis glissée sous la douche en pensant à cette alléchante perspective.
Une demi-heure plus tard, on a frappé à ma porte. J’étais en train de me mettre un peu de rouge à lèvres. Cette fois, j’ai jeté un coup d’œil par le judas. De quoi refroidir mon enthousiasme. Le souvenir que je gardais de la précédente apparition de la longue limousine noire garée dans mon allée ne me laissait présager rien de bon. J’étais pourtant bien obligée d’ouvrir.
L’homme – ou plutôt la créature – qui se tenait sur le seuil était l’émissaire personnel de la reine des vampires de Louisiane. Il s’agissait de maître Cataliades, avocat de Sa Majesté. J’avais fait sa connaissance quand il était venu m’annoncer que ma cousine Hadley était décédée et qu’elle me léguait tous ses biens. Non seulement Hadley était morte, mais elle avait été assassinée. Et le vampire qui l’avait tuée avait été châtié sous mes yeux. Et ce n’était pas tout : j’avais découvert, à la fois, que Hadley quittait ce monde pour la seconde fois, puisqu’elle avait été vampirisée, et qu’elle avait été la favorite de la reine, au sens biblique du terme... Avouez que ça faisait beaucoup pour une seule nuit !
Hadley était l’un des derniers membres de ma famille, et sa disparition m’affectait. Mais il fallait bien reconnaître qu’adolescente, elle avait beaucoup fait souffrir sa mère et causé bien de la peine à ma grand-mère. Si elle avait survécu, peut-être aurait-elle essayé de se racheter (ou peut-être pas). En tout cas, elle n’en avait pas eu le temps.
J’ai respiré un grand coup et j’ai ouvert la porte.
— Maître Cataliades.
J’ai tout de suite senti mon habituel sourire nerveux me venir aux lèvres. Pas très convaincant, j’en ai peur. L’avocat de Sa Majesté était tout en rondeur : un visage rond, un ventre encore plus rond et des yeux en boutons de bottine ronds et noirs. Il n’était probablement pas humain (pas complètement, disons), mais je ne savais pas trop ce qu’il était exactement. Pas un vampire : il venait chez moi en plein jour. Pas un lycanthrope, ni un changeling : aucune aura rougeâtre ne voilait ses pensées.
— Mademoiselle Stackhouse, m’a-t-il répondu, rayonnant. Quel plaisir de vous revoir !
— Plaisir partagé, ai-je menti.
Je me sentais mal à l’aise, fébrile. J’étais convaincue que, comme toutes les autres Cess que j’avais croisées, maître Cataliades saurait que j’avais mes règles. Super !
— Voulez-vous vous donner la peine d’entrer ?
— Merci, ma chère.
Je me suis écartée pour le laisser passer, pleine d’appréhension à l’idée d’accueillir cet être mystérieux sous mon toit.
— Asseyez-vous, je vous en prie. Voulez-vous boire quelque chose ?
J’étais décidée à jouer dignement mon rôle d’hôtesse.
— Non, merci. Mais vous étiez sur le point de partir, semble-t-il...
Il désignait mon sac, que j’avais jeté sur une chaise en allant lui ouvrir, et accompagnait ce geste d’un froncement de sourcils réprobateur.
Allons bon ! J’avais dû rater un épisode. Je ne voyais pas où était le problème.
— Oui, ai-je acquiescé d’un air interrogateur. J’avais l’intention d’aller faire des courses. Mais ça peut attendre.
— Vous n’avez donc pas fait vos bagages pour m’accompagner à La Nouvelle-Orléans ?
— Quoi ?
Ma politesse se relâchait un peu : l’effet de surprise.
— Vous n’avez pas eu mon message ?
— Quel message ?
Nous nous sommes regardés, aussi déconcertés l’un que l’autre.
— Je vous ai dépêché une messagère avec une lettre de mon cabinet. Elle aurait dû arriver ici il y a quatre jours. Un sort scellait le pli : vous seule pouviez l’ouvrir.
Je me suis contentée de secouer la tête. Ça me paraissait plus éloquent qu’un long discours.
— Vous voulez dire que Magnolia n’est jamais parvenue jusqu’ici ? Je comptais sur une remise du courrier en question dans la nuit de mercredi, au plus tard. Vous n’avez rien remarqué ? Elle n’est sans doute pas venue en voiture : elle préfère courir.
Il a eu un petit sourire indulgent, une expression tellement fugace que, si j’avais cligné des yeux, elle m’aurait échappé.
— Mercredi, a-t-il insisté.
— C’est le soir où j’ai entendu quelqu’un rôder autour de la maison...
J’ai frissonné au souvenir de l’angoisse qui m’avait saisie, cette nuit-là.
— Mais personne n’a frappé à ma porte, ni essayé d’entrer par effraction. Personne ne m’a appelée non plus. J’ai juste perçu une présence en mouvement, et ce silence étrange... Tous les animaux s’étaient tus.
Impossible de déstabiliser une Cess aussi puissante que maître Cataliades. Cependant, il paraissait bien songeur. Au bout d’un moment de réflexion, il s’est levé pesamment et s’est incliné devant moi en désignant la porte. Nous sommes donc sortis. Arrivé sur la véranda, il s’est tourné vers la voiture et a fait un signe de la main.
Une fille longiligne a alors ouvert la portière côté conducteur. Elle était plus jeune que moi – une vingtaine d’années, peut-être. Comme son passager, elle n’était pas tout à fait humaine. Elle avait une crête de cheveux carmin hérissés à grand renfort de gel sur la tête, et elle s’était manifestement maquillée à la truelle. À côté du sien, même l’accoutrement de la fille de La Queue du Loup aurait paru banal. L’amie de maître Cataliades portait des collants rayés fuchsia et noir et des bottines noires à talons vertigineux. Sa minijupe à volants était coupée dans une sorte de mousseline noire, et son débardeur rose moulant ne devait pas lui tenir très chaud.
J’ai failli rater une marche, en la voyant.
— Salutçava ? m’a-t-elle lancé, radieuse.
Son sourire découvrait des dents pointues d’un blanc étincelant qui auraient fait le bonheur d’un dentiste... avant qu’il n’y laisse un ou deux doigts.
— Salut ! lui ai-je répondu en lui tendant la main. Je suis Sookie Stackhouse.
Elle a couvert la distance qui nous séparait en un clin d’œil (comment faisait-elle avec des talons pareils ?). Sa main était fine et osseuse.
— Ravied’vousconnaître. Diantha.
— Joli nom, ai-je commenté, après avoir compris que « Diantha » n’était pas une autre de ses salves de mots mitraillés par son débit accéléré.
— M’ci.
— Diantha, est alors intervenu maître Cataliades, j’ai besoin que tu entreprennes une recherche pour moi.
— Pour trouver ?
— J’ai bien peur que ce ne soit la dépouille de cette chère Mag.
Le sourire de la fille s’est évanoui.
— Sandéc ?
— Oui, Diantha, a répondu l’avocat royal sans se démonter. Sans déc.
Diantha s’est alors assise sur les marches pour ôter ses bottines et ses collants rayés. Sans ces derniers, sa jupe transparente ne laissait plus grand-chose à l’imagination, mais ça n’a pas eu l’air de la déranger. Comme maître Cataliades demeurait imperturbable, je me suis dit que j’étais assez bien élevée pour ne pas y prêter attention non plus.
À peine délestée de ses vêtements, Diantha s’est mise en chasse. À la voir se déplacer au ras du sol et flairer autour d’elle, il était clair qu’elle était encore moins humaine que je ne l’avais supposé. Mais elle ne bougeait pas comme les lycanthropes que j’avais pu observer, ni comme les panthères-garous de ma connaissance. Les positions et les contorsions qu’elle imposait à son corps ne pouvaient tout simplement pas être celles d’un mammifère ordinaire.
Maître Cataliades la regardait, les bras croisés. Comme il ne disait rien, j’ai gardé le silence aussi. Tel un colibri pris d’une crise de folie, la fille a subitement traversé la cour en trombe. Elle vibrait littéralement d’une énergie surnaturelle, presque palpable, et pourtant, elle ne faisait aucun bruit.
Il ne lui a pas fallu longtemps pour tomber en arrêt devant un fourré, à l’orée du bois. Parfaitement immobile, elle est restée penchée au-dessus de quelque chose qui se trouvait par terre. Puis, tout à coup, sans même relever la tête, elle a brandi le doigt en l’air comme une élève impatiente de donner la bonne réponse.
— Allons voir, a suggéré maître Cataliades, avant de traverser la cour, puis la pelouse pour la rejoindre à pas mesurés.
Diantha n’a pas levé la tête à notre approche. Elle avait le visage baigné de larmes. J’ai alors pris une profonde inspiration et j’ai baissé les yeux pour regarder ce qui semblait l’hypnotiser à ce point.
La fille était plus jeune que Diantha, mais elle était aussi mince et aussi menue. Elle s’était fait une teinture jaune d’or qui contrastait singulièrement avec sa peau chocolat au lait. La mort avait étiré ses lèvres en un rictus qui révélait des dents aussi blanches et acérées que celles de Diantha. Bizarrement, elle ne semblait pas aussi mal en point qu’on aurait pu s’y attendre, étant donné qu’elle avait probablement passé plusieurs jours dehors. Seules quelques fourmis couraient sur son corps – rien de comparable avec l’agitation vorace des insectes s’attaquant à un cadavre humain. Et elle n’était pas en si mauvais état pour quelqu’un qui avait tout de même été... coupé en deux.
Ma tête s’est mise à bourdonner, et j’ai craint, un instant, de tomber à genoux, prise de vertige. J’avais déjà vu des trucs plutôt difficiles, dont deux massacres, mais jamais personne de sectionné à la taille, comme cette fille. On apercevait même ce qui aurait dû être ses tripes, mais qui ne ressemblait à rien de tel. En fait, les deux parties de son corps avaient été tranchées net et comme cautérisées.
— Coupée en deux par une lame d’argent, a décrété maître Cataliades. Une très bonne lame.
— Qu’est-ce qu’on va faire du corps ? ai-je murmuré. Je peux aller chercher une vieille couverture...
Je savais, sans avoir besoin de le demander, qu’on laisserait la police en dehors de ça.
— Nous allons devoir le brûler. Là-bas, sur le gravier de votre allée. Ce serait le meilleur endroit, mademoiselle Stackhouse. Vous n’attendez personne ?
— Non, ai-je répondu machinalement, un peu choquée – il y avait de quoi, quand même. Pardonnez-moi, mais pourquoi doit-elle être... incinérée ?
— Rien ne viendra dévorer un démon, ni même un demi-démon comme Magnolia ou Diantha, m’a expliqué maître Cataliades avec, dans le ton, l’impatience rentrée du type qui vous informe aimablement que le soleil se lève à l’est. Pas même les insectes, ainsi que vous pouvez le constater. La terre ne fera pas son œuvre, comme elle le fait avec les humains.
— Vous ne voulez pas plutôt la ramener chez elle, auprès des siens ?
— Diantha et moi sommes sa seule famille. Et il n’est pas dans nos coutumes de ramener les défunts là où ils vivaient.
— Mais comment est-elle morte ?
Maître Cataliades a haussé un sourcil hautain.
— Oui, oui, bien sûr, ai-je aussitôt ajouté devant son attitude supérieure, elle a été coupée en deux, j’ai vu. Mais qui tenait l’épée ?
— Qu’en penses-tu, Diantha ? s’est enquis l’avocat, tel un instituteur faisant sa classe.
— Quelque chose de drôlement, drôlement fort et de très, très discret, lui a répondu la bonne élève. On n’est pas faciles à supprimer.
— Je ne vois aucun signe de la lettre qu’elle devait vous remettre, a constaté maître Cataliades en se penchant pour inspecter le sol.
Il s’est redressé.
— Auriez-vous du bois de chauffage, mademoiselle Stackhouse ?
— Oui, monsieur. Il y a tout un tas de bûches au fond de la cabane à outils.
Jason avait débité quelques-uns des arbres que la dernière tempête de neige avait abattus.
— Avez-vous des bagages à préparer, ma chère ?
— Euh... ai-je bredouillé, un peu dépassée par les événements. Pour quoi faire ?
— Notre petit voyage à La Nouvelle-Orléans, ma chère. Vous pouvez partir maintenant, n’est-ce pas ?
— Je... je pense que oui. Il faut que je demande à mon patron.
— Bien. Diantha et moi allons nous occuper de Magnolia pendant que vous vous chargez d’obtenir cette autorisation et de faire votre valise.
J’ai cligné des yeux, un peu décontenancée, mais j’ai fini par acquiescer.
— D’accord.
Mes neurones semblaient avoir un peu de mal à fonctionner normalement.
— Ensuite, nous partirons pour La Nouvelle-Orléans, a poursuivi maître Cataliades. Je m’attendais à vous trouver prête. Je pensais que Magnolia était restée avec vous.
Je suis enfin parvenue à m’arracher au macabre spectacle et j’ai tourné les yeux vers l’avocat.
— Vraiment, je n’y comprends rien...
C’est alors que je me suis souvenue de quelque chose.
— J’avais prévu d’aller à La Nouvelle-Orléans pour vider l’appartement de Hadley, et mon ami Bill voulait m’accompagner. S’il est disponible, est-ce qu’il pourrait venir avec nous ?
— Si vous y tenez... a-t-il répondu, l’air un peu surpris. Bill est en faveur auprès de Sa Majesté. Je ne vois donc aucun inconvénient à ce qu’il se joigne à nous.
— Bien. Mais je ne pourrai pas le contacter avant la nuit tombée. J’espère qu’il est encore en ville.
J’aurais pu téléphoner à Sam, mais je préférais m’éloigner de chez moi le temps que s’accomplisse l’étrange rituel funéraire qui allait se dérouler dans ma cour. Quand j’ai démarré, maître Cataliades sortait le corps de la forêt – il tenait la partie inférieure –, et Diantha remplissait en silence une brouette de bois.